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Intérieur jour.
2 août 2013

J'aime pas l'odeur des maisons de retraite parce

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J'aime pas l'odeur des maisons de retraite parce que ça sent la mort. Ca vous prend à la gorge et ça ne vous lâche plus après. Un savant mélange de produit javelisant et de médicaments censés soulager les pires douleurs des grabatères. Quand on pénètre l'enceinte, on se la prend toujours de plein fouet. Tu peux essayer de te nettoyer tant que tu veux, tu peux même récurer ta peau jusqu'à la faire saigner, l'odeur ne partira pas, elle s'imprègne, se colle, fusionne avec ton corps et tu la subis des heures durant. Elle te nargue en se baladant lentement, le genre de douleur qui prend un malin plaisir à parcourir cinq centimètres en deux heures, comme pour mieux prolonger le supplice. Après avoir tapissé tous tes vêtements de son odeur abjecte, elle parcourt tes narines, te pique les yeux, puis s'installe dans ta bouche. L'odorat et la mémoire se confondent. Mon nez refuse cette odeur parce qu'il sait pertinemment ce que ça signifie. 

Le parfum de la mort.

Elle était là, sur son fauteuil. Le corps était recroquevillé sur le fer, courbé par l'environnement. Autrefois danseuse, aujourd'hui éteinte. Le mouvement ne répond plus, de même que les sens qui semblent être absents. Elle n'est pas incommodée par l'odeur, elle ne semble pas avoir conscience que la mort rôde autour de son siège. Pourtant, le parfum était bel et bien là, plus présent que jamais. J'ai eu un haut-le-coeur, moi aussi je me suis courbée, puis j'ai tourné les talons, j'ai ouvert la porte et je me suis barrée en courant. Dans les couloirs, personne, sauf une vieille qui hurlait à la mort dans la chambre voisine. Elle ne le savait pas, la pauvre malheureuse, mais j'aurais voulu lui dire qu'elle arrête de provoquer la mort car elle était tout près. La vieille criait le prénom de son fils, mort depuis des années dans un accident de voiture, mais elle ne s'en souvenait plus. Quand on atteint un certain âge, l'odorat et la mémoire ne se confondent plus. Ils se barrent, ils sont lâches. L'odorat et la mémoire sont seulement là pour faire souffrir les plus jeunes, pour qu'ils n'oublient pas ce qui les attend à la fin de leur vie.

Je suis malgré tout revenue dans sa chambre, en prenant soin de mettre mon foulard sur mon nez. Subterfuge de pacotille, j'essayais de vaincre le parfum de la mort avec celui de mon bout de tissu. La mort sentait désormais la lessive et l'adoucissant. 

"C'est toi, a mo figliulina ?"

Son corps n'était plus qu'une antiquité mais la voix était pourtant celle d'une petite fille, douce, un brin plaintive. Sa voix n'avait pas subi l'érosion du temps. Autrefois majestueuse, aujourd'hui contrainte. J'avais envie de prendre sa main dans la mienne mais je ne pouvais pas. L'odeur était de plus en plus prégnante dans la pièce. D'un coup, elle a tapissé tous les murs de la chambre d'une couleur entre le marron et le gris. Dégoûtante.

Puis, une brume de plus en plus opaque a commencé à filtrer de part et d'autre et nous avons toutes deux disparu dans la fumée pendant quelques secondes. Le parfum de la mort se personnifiait, il prenait possession du lieu et plus rien ne semblait l'arrêter. J'essayais de me réfugier mais rien à faire, rien à faire, elle semblait vouloir triompher de son horreur. Je me suis mise à hurler mais l'odeur entrait encore plus facilement dans ma gorge. La nausée fut très violente. Je me débattais dans le vide, mes bras bougeaient dans tous les sens et se battaient contre une force invisible. La lutte était sans précédent mais je connaissais déjà le nom du gagnant. J'ai essayé d'ouvrir la fenêtre mais je me suis heurtée à son fauteuil, j'ai manqué de la faire tomber, je me suis excusée trois fois de suite, puis j'ai senti la poignet de la fenêtre, alors j'ai tourné mais impossible d'ouvrir. La fenêtre était condamnée, nous aussi.

Je me suis effondrée. Je tenais toujours la poignet dans mes mains. Son fauteuil était à quelques centimètres de mon corps, suspendu dans le vide comme un vulgaire rôti. Je me suis soudain rappelée que j'avais oublié de lui répondre. Oui, c'était bien moi, sa petite-fille. Soudain, j'ai entendu la porte d'entrée s'ouvrir. Une infirmière venait d'entrer brusquement dans la pièce. Interdite face à ce chaos, elle a demandé quelques secondes plus tard ce qu'il s'était passé.

"L'odeur, lui ai-je répondu. Je ne supporte pas cette odeur."

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